Il fallait laisser Lucie faire (Le Diable a perdu un Oeil)

J’ai trente ans.
Je m’étais toujours imaginé qu’à trente ans je serais… que j’aurais fait construire cette maison, avec
la tourelle que j’aurais conçue moi-même, que je l’occuperais avec mon époux, heureux, aimant et
riche si faire se peut, et nos deux enfants et quart. Au choix, j’aurais possédé un labrador ou une
paire de chats. Et tout aurait coulé de source.
Oui.
L’imagination est une arme redoutable. Je n’ai rien de ce qui a pu paver mes rêves de bonnes
intentions. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Mais comment vous expliquer… ?
J’ai la poisse.
Et c’est cette malchance qui m’a menée ici.
Tout a commencé il y a quelques mois. Je me promenais le long du canal, le vent frais piquait mes
joues, j’avais les mains bien enfoncées dans les poches, et je regrettais de ne pas avoir mis de gants.
J’étais perdue dans mes pensées. Ma relation avec Walter, c’est mon copain, s’envenimait. On avait
passé la journée à se disputer et j’avais besoin d’air. J’aimais sentir les larmes rouler le long de mes
joues et geler contre ma peau. Je sais, c’est complètement idiot.
Bref, je marchais donc. Sans autre but que celui d’en trouver un à ma vie. Oui, j’ai tendance à
dramatiser, ne m’en veuillez pas. À cet instant, j’ai voulu… je ne sais plus très bien, j’ai remarqué
un nid de cygnes et j’ai voulu m’approcher pour prendre une photo. Mon pied a heurté quelque
chose qui s’est mis à rouler. Curieuse, je l’ai ramassé.


Satan tenait une sérieuse biture, s’il en croyait la migraine qui se profilait à l’Horizon Infernal. Il
s’étira paresseusement, grogna en se rendant compte que Mata Hari, son épouse de la décennie,
avait quitté le Lit Conjugal. Les yeux fermés et la main fouillant sous les draps pour maintenir son
Désir, il fit gronder sa Voix Puissante dans les Affres Démoniaques.

  • Ma’ !
    Elle s’encadra dans l’embrasure de la porte, il la sentit entrer de tout son Être. Il aurait pu apprécier
    la vie avec Mata, si elle n’avait pas eu une fâcheuse tendance à être colérique en Diable.
  • On regrette d’avoir passé la nuit à se saouler la tronche avec Dieu, hein ?
  • Pas le moment ! Aspirine !
  • Fais pas le mariole Belzébuth, t’en tiens une belle. T’as vu ta tête ?
  • Fous-moi le camp et reviens en quatrième vitesse avec une aspirine. Et puis je te ferai sentir ta
    douleur.
  • Des promesses… On en reparle quand je reviens. Lève-toi et observe ton reflet dans le miroir, Ô
    Maître de l’Ombre.
    Perplexe, il s’exécuta.
  • Putain de Bordel de Dieu ! Qu’est-ce que j’ai foutu de mon Œil ?

L’ange déchu observait incrédule le trou béant où quelques heures plus tôt se trouvait encore le plus
bel Œil de la création. Celui qui lui permettait de voir au travers des âmes, par delà les limites de la
réalité des choses.
Une Colère toute Satanique se mit à enfler en lui, oppressant sa Poitrine, son Cerveau, ses Tripes et
le hurlement qui gronda alors qu’il pulvérisait le miroir d’un poing vengeur provoqua un Tsunami
en Malaisie.


  • Fred ?
  • Hep, Lucette, tu vas bien ?
    J’avais horreur qu’elle m’appelle Lucette.
  • T’es capable de garder un secret ?
  • Ça dépend. C’est quoi comme genre, ton secret ? Parce que tu sais que si ça balance sur le cul, je
    suis incapable de me taire.
  • T’es lourde parfois ! C’est… Regarde.
    J’ai ouvert mon sac et elle a contemplé la boule.
  • C’est chié ! C’est quoi ce truc ?
  • J’en sais rien !
    Fred s’est levée et est allée vérifier que personne ne se trouvait à proximité avant de verrouiller la
    porte principale de l’agence où nous travaillions toutes les deux.
  • Montre-moi ce machin.
    J’ai plongé la main à l’intérieur et comme la veille, je sentis un haut-le-cœur en enserrant les doigts
    autour de la sphère. Pas vraiment solide, pas vraiment spongieuse, d’une texture à la limite du
    moite, elle battait. Comme un cœur. Et elle dégageait une chaleur agréable mais loin d’être
    apaisante. J’ai tendu mon trésor devant moi, et quand il a touché la main de Fred, j’ai ressenti le
    premier flash.
    Fred dansait langoureusement devant un homme. Elle riait à gorge déployée, j’avais l’impression de
    voir à travers ses yeux, de ressentir à travers ses sens et ses terminaisons nerveuses. La chair de
    poule, le désir, l’adrénaline, la plénitude et la soumission. Les mains de Walter… les mains de mon
    petit ami qui la caressaient, la déshabillaient, la faisaient gémir de plaisir, d’un plaisir que je n’avais
    moi-même jamais ressenti. Mais aucune culpabilité. Rien.
    Puis Fred, plus jeune, qui tend une main furtive dans mon cartable pour y subtiliser mon journal
    intime et en lire tout jusqu’à la dernière page. Aucun scrupule.
    Elle n’a rien remarqué, les visions n’ont dû durer que quelques instants. Mais je ne la voyais plus de
    la même façon. Comment l’aurais-je pu ?
    Elle frissonna et lâcha la boule qui roula à nos pieds. Son centre, coloré de tons mordorés nous
    fixait comme un iris dénué de pupille, semblant attendre. Je le rangeai.
  • C’est dégueu, Lucy. Tu dois t’en débarrasser. Il me file la chair de poule ton œil bizarre.
    Moi, c’était autre chose qu’il m’avait filé. J’ignorais encore quoi, mais il était hors de question que
    je m’en débarrasse.
  • Bon, qu’est-ce qu’on fait ? On va au ciné ? Y a le dernier Di Caprio qui passe au Plazza.
  • Euh… non. J’avais oublié que j’avais promis à ma mère de garder Yvo.
  • Ah. Bon. Ben à demain alors ?
  • Ouais, c’est ça à demain.
    J’étais partie, bouleversée, déconfite, déçue, abattue, anéantie, perplexe, perdue. Ma meilleure amie
    et mon mec. Et cet œil, c’est vrai que ça ressemblait à un œil, qui m’avait permis de voir en elle. Je
    m’arrêtai au coin de la rue et remis mon déjeuner sur un bosquet innocent qui dut regretter
    amèrement d’avoir croisé ma route ce jour-là.

Dieu et Satan prenaient une infusion de camomille devant le précipice de l’Au-delà. Le Malin avait
du mal à cacher sa Honte devant son Créateur.

  • Je pige pas !
  • Ben faut dire qu’on était bien ronds.
  • Me souviens de rien.
  • Je sais qu’à un moment on a fait des paris idiots.
  • Ça me revient.
  • Tu m’as parié que tu arrivais à faire quinze ricochets sur les cumulonimbus avec ton œil. J’ai
    essayé de t’en empêcher. Mais tu te connais…
  • Le con !
  • Tu vas le retrouver, ne t’en fais pas… On parie ?
  • Qu’est-ce que tu mets en jeu ?
  • Si tu retrouves et récupères ton œil, je te laisse une Guerre ou un Cataclysme. Si tu perds, non
    seulement tu seras condamné à rester défiguré pour les siècles des siècles, mais tu devras
    abandonner l’idée de la Troisième Guerre Mondiale que je sais que tu fomentes en secret dans les
    abysses Méphistophéliques. Tu as jusqu’à dimanche.
    Lucifer se frotta les mains. Il adorait jouer au Poker contre Dieu. Jamais encore, il n’avait perdu.
    Dieu avait beau être omniscient et omniprésent, le Mal est partout et finit toujours par triompher.
    Ainsi, Méphistophélès avait gagné la Peste, l’Inquisition, la Première et la Seconde Guerre
    Mondiale, Tchernobyl, le SIDA, et l’élection de Georges Bush Junior. Il ne lui restait qu’à retrouver
    son Œil.
  • Pari tenu, vieille branche.
  • Bien. Ça va ton thé ? Assez brûlant ?
  • Juste bien, merci. Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai quelque chose à faire, des âmes sur le bûcher, je
    file…

Alors que son meilleur ennemi quittait la Voûte Céleste, Dieu se permit un sourire narquois. Jamais
il ne retrouverait son globe oculaire, le Divin l’avait mis entre de bonnes mains.


Je le contemplais. Depuis des heures. Son épicentre pulsait sous mes yeux, jouant avec les lueurs et
les ombres qui se mouvaient dans ma chambre. Captant chaque rai de lumière pour l’absorber et le
transformer en vapeur grisâtre et odorante. J’avais un peu peur. Mais une bonne peur, du genre de
celles qui vous poussent à tout quitter pour une opportunité professionnelle ou un amour fou. J’étais
captivée. Pas seulement par sa beauté. Pas parce qu’il irradiait. Mais à cause de ce qu’il me faisait
voir.
J’avais constaté que je ne devais pas forcément le tenir en main pour pouvoir flasher. Il suffisait que
quelqu’un s’approche assez près. Depuis deux jours j’avais confronté la Chose à la plupart de mes
amis, ainsi qu’à la famille. Jolies surprises dans certains cas. Comme pour la virginité préservée de
ma sœur Laure, vingt ans. Ou la fidélité irréprochable de mes parents. Grosses déceptions pour
d’autres. Comme pour la consommation de drogues dures de mon père, en cachette avec ses
collègues. Comme pour les multiples mensonges de Walter.
J’avais envie de me séparer de cette sphère. Et en même temps, j’avais envie de découvrir s’il y
avait d’autres applications possibles.
Et comme souvent, c’est quand j’ai arrêté de chercher que j’ai trouvé.
J’étais assise depuis des heures, j’avais les jambes ankylosées, le ventre vide et l’esprit saturé. Je me
sentais agressive, comme en surcharge d’énergie. J’avais besoin de sortir. Fumer une clope. Aller
boire un coup dans l’une des gargotes estudiantines du Cimetière. Lever un gamin encore imberbe
et boutonneux et le laisser venger mon amour, mon amour-propre et ma fierté bafoués dans des
ébats crapuleusement indécents.
Je pris mon nécessaire de toilette sur la tablette au-dessus de mon lit, mes lentilles de contact et mon
miroir. J’installai ce dernier sur mon bureau et entrepris de me repoudrer le nez en vue d’une soirée
mouvementée.
L’œil se refléta dans la glace.
L’iris se mit à tourbillonner.
Pas sur mon bureau, dans le reflet uniquement.
Le remous silencieux s’étendit hors des limites du globe, s’appropria le miroir qui semblait essayer
d’aspirer la chambre.
Et d’un coup, plus rien.
L’image ne me renvoyait plus à moi-même. Pas plus qu’à l’œil.
Je distinguais la chambre de Fred. Les posters des spectacles auxquels on avait assisté ensemble.
Les tickets de métro et autres souvenirs punaisés partout. Les fleurs séchées et le lit à baldaquin.
Puis Fred elle-même qui passa devant moi, pila net et me regarda bien en face.

  • Lucette ?
    Elle me voyait aussi. Sa voix parvenait jusqu’à moi comme si nous avions été dans la même pièce.
    J’entrevis les souvenirs d’un instant privilégié, rapide et oral avec mon mec à peine quelques
    instants plus tôt, dans son salon, la pièce voisine. Je me suis juste demandé si je pouvais, au travers

de la matière, lui coller une bonne grosse gifle.
Ça a marché.
Elle a reculé, interdite.

  • C’est quoi ce délire ?
  • Ça va Fred ?
  • Lucy, c’est quoi ce délire ?
  • C’est l’œil.
  • Tu l’as pas jeté ?
  • Non. Il se révèle très intéressant.
  • Ça me stresse, c’est trop zarb.
  • Je ne pense pas que l’œil doive te stresser, Fred. Ce qui devrait te stresser, c’est que je sais tout
    pour toi et Walter.
  • Lucy, je te jure…
  • Ne jure pas, ne te parjure pas. C’est inutile. L’œil me l’a fait voir.
  • Putain c’est quoi ce délire ? Tu me fais peur, Lucette.
  • Arrête de m’appeler Lucette, j’ai horreur de ça.
    Elle pleurait. Alors que je n’avais pas réussi à verser une larme quand j’avais appris… que j’étais
    cocue, n’ayons pas peur des mots.
    Je crois que c’est ce qui m’a mis en colère. Je ne me souviens plus très bien de la manière dont les
    choses se sont mises en place. Elle me regardait, les yeux voilés de questions, de pardons qui ne
    franchiraient jamais ses lèvres, ça aussi je pouvais le voir. La paire de ciseaux était à portée de
    main. J’ai frappé, à l’aveugle, en pleine gorge. Elle a émis un gargouillis répugnant, j’ai tiré le
    couteau souillé vers moi. Le sang s’est mis à gicler, ses yeux se sont révulsés, et elle s’est effondrée,
    ruisselante et sans vie.
    Personne ne savait que… rien ne pouvait prouver que j’avais…
    J’ai lavé puis rangé les ciseaux. J’ai rangé le miroir que j’ai recouvert d’un tissu opaque. Et j’ai
    remisé l’œil au fond de mon sac, sous mon lit avant de m’endormir, subitement assommée de
    fatigue.

  • Nom de Diable, mon sauvage, qu’est-ce qui vous prend ?
  • Ma’, je crois que quelqu’un est en train de se servir de mon Œil. Ça me démange dans le cratère
    qu’il a laissé.
  • Pas maintenant…
  • Dis donc, insolente, tu oublies à qui tu parles, prends un autre ton si tu ne veux pas que je te fasse
    rôtir avec les autres !
  • Pardon, Ô Prince des Ténèbres ! C’est juste que vous étiez en pleine besogne.
  • Dis, si tu souhaites voir tes rêves se réaliser, je peux te négocier une place de choix au Paradis…
  • Surtout pas ! Il paraît qu’ils sont asexués, là-haut.
    Satan était tout d’un coup bien las. Il lui restait deux jours et il sentait que quelqu’un était sous
    l’influence de ce qu’il avait perdu. S’il ne faisait pas vite, cette personne finirait par prendre goût au
    vice, et il ne récupèrerait jamais son Globe.

Il décida d’oublier l’Œil pour l’heure et de donner satisfaction à sa Dame. Mais c’était compter sans
le Tonitruant Tout-Puissant qui le rappela à l’ordre de sa Voix Céleste.

  • Belzébuth, dans mon Bureau, et de suite ! Tu badineras plus tard avec ton espionne hollandaise.
    Bien entendu, il n’avait pas discuté.
    Dieu l’avait mauvaise, il put s’en rendre compte dès qu’il passa la Voûte.
    Il préféra rester silencieux.
  • Ah, tu me vois bien embarrassé, Bélial. Bien embarrassé. Tu vois, je dois te faire un aveu. Depuis
    le départ, j’ai un jeu de cartes truqué… Je sais où se trouve ton œil.
  • Tricheur ! Mauvais joueur ! Incroyable, le Père Bonté, Miséricorde et Perfection qui triche au
    Poker… Ça !
  • Oh, c’est pas le moment de prendre un air offusqué. On a un souci avec Lucy.
  • Lucy ?
  • La fille qui a ton œil. Elle l’a utilisé. Je savais qu’elle le ferait, la curiosité est sœur de
    l’intelligence. Mais elle l’a utilisé pour se venger. Et elle a ôté une vie. Une seconde par association,
    puisque son petit ami a été arrêté pour le meurtre de Frédérique, sa meilleure amie qui entretenait
    avec le jeune homme une liaison crapuleuse.
  • Bien, bien, bien !
  • Il faut que tu récupères cet œil immédiatement.
  • Tu sais ce que ça veut dire, vieille branche ?
  • Ah, non ! Il n’est pas question que tu obtiennes le prix de la Victoire. Je vais te livrer le récepteur,
    te donner l’œil sur un plateau d’argent.
  • Oui, mais tu as triché.
  • Je… Soit ! Je suis bon Prince… Récupère l’œil, ramène-le moi et je te signerai une reconnaissance
    de dette.
    Satan se leva et quitta les lieux, riant à gorge déployée, fier de partir vainqueur.
    Oui, Dieu avait triché, il allait devoir payer. Mais il avait encore d’autres tours dans son Jeu de
    cartes, et le sourire ne s’effaça pas de son Visage Divin.

J’avais entrevu toutes les possibilités de l’œil, du moins le croyais-je. Je n’avais plus peur. Fred me
manquait. Walter me manquait. Je lui avais rendu visite ce matin, à travers le miroir de la prison. Il
a eu un choc, Walter, surtout quand il a compris comment sa maîtresse était morte. Mais son esprit
pratique a rapidement repris le dessus.

  • Aide-moi, mon bébé, fais-moi passer à travers ton truc et on repartira de zéro. Je t’aime Luce.
    Ces mots, ces mensonges, cette façon toute Walterienne de me caresser dans le sens du poil.
  • Il n’en est pas question Walt. Et je ne suis pas ton bébé.
  • Déconne pas Luce, tu sais que je t’aime.
  • Oui, c’est pour ça que tu baisais Fred.
  • Fred était une pute, Luce, elle s’est jetée sur moi sans me laisser d’autre choix… Je ne suis qu’un
    homme après tout !
  • Non, Walt, tu es un cadavre.
    À nouveau, les ciseaux, cette sensation gluante et chaude sur mes mains, les questions et
    l’incompréhension dans le regard de l’immonde adultère. À nouveau la fatigue. Mais une sensation
    de devoir accompli.
    J’allais refermer mon sac, les ciseaux nettoyés encore en main, quand un tourbillon de fumée est
    apparu devant moi et qu’un être monstrueusement canon s’est matérialisé en son centre. Il portait un
    bandeau, comme celui d’Albator, sur son œil droit.
    Paniquée, je tentais de fuir par la porte, mais il me barra la route.
    Je battis en retraite vers la fenêtre, mais il m’y précéda.
    Effrayée, prisonnière dans ma propre chambre, je me mis à hurler. C’est certainement à ce moment
    que les voisins ont commencé à se poser des questions.
  • Chut. Arrête de crier, je ne te veux aucun mal.
    Je me tus, jetai un regard vers l’homme et me rendis compte qu’il était sincère, une lueur qui passa
    dans son œil unique m’en convainquit.
    Je me rabattis contre la bibliothèque, tremblante mais curieuse.
  • N’aie pas peur ! Je suis juste venu rechercher quelque chose qui m’appartient.
  • L’œil ?
  • L’Œil, avec un O majuscule. Oui, il est à moi. Et le temps est venu que tu me le rendes.
  • Non.
    Ma voix était sortie si fluette que je ne pensais pas qu’il m’ait entendue. Mais il avait compris. Je ne
    voulais pas le lui rendre. L’œil, je l’avais trouvé. Et je n’avais pas fini de m’en servir. Pas encore.
  • Lucy, tu ne sais pas qui je suis, ni de quoi je suis capable. Ma fureur dépasse de loin le seul
    pouvoir de cet Œil, crois-moi.
  • Laissez-le-moi, je vous en prie.
  • Lucy, je te laisse le choix. Ou tu me le rends de ton plein gré. Ou je me verrai contraint de faire
    déferler sur toi ma Colère.
  • Je ne vous le rendrai pas.
    La sueur se mit à imbiber mes vêtements. Je ne savais pas qui j’avais devant moi, mais je pouvais
    sentir la noirceur de cette créature à travers tous les pores de ma peau. Je ne voulais pas le rendre,
    mais est-ce que je mesurais les conséquences de mon refus ? Il était trop tard pour me poser la
    question. Le mal était fait.

Satan n’en croyait pas ses Oreilles. Elle refusait de lui donner son Œil ?
Il se mit en colère. Très en colère. Tellement en colère qu’il ne se rendit pas compte qu’il provoqua
une mini-tempête dans la chambre de Lucy.
La misérable créature se tenait contre le mur, elle essayait de s’approcher de la porte mais le vent la
tirait vers lui.
Inexorablement.
Il récupèrerait l’Œil, il provoquerait une Guerre Mondiale, comme convenu et tout le monde serait
content. Tout le monde, sauf la petite voleuse.
Alors qu’il s’apprêtait à la frapper, il vit battre contre son ventre, enfermé dans son sac, ce qu’il sut
être l’objet de sa venue.
Prenant conscience qu’en la tuant, il détruirait l’Œil par la même occasion, pas de frappe
chirurgicale avec le Diable, il décida de jouer un dernier coup de Poker.

  • Lucy, je te laisse une dernière chance. Donne-moi l’Œil et je serai Clément. J’effacerai tout ceci de
    ta mémoire. Je te laisserai la vie sauve.
    Elle sembla réfléchir un instant. Mais le Malin vit passer dans son regard une lueur qui ne lui plut
    pas du tout. Une sorte de défi, un genre de refus silencieux qui hurlait par son Œil restant.
  • Non, malheureuse, ne fais pas ça !
    Lucy prit les ciseaux et les enfonça profondément dans l’Œil. À l’autre bout de la pièce, Satan se
    mit à hurler, le cratère laissé par le globe oculaire se mit à saigner abondamment. Il tomba à genoux.
  • Non ! Salope ! Non ! Non ! J’avais gagné ! J’avais gagné !

Dieu offrit un Mojito à Satan. Ils contemplaient les nuages du haut du penthouse du Tout Puissant.

  • T’es un enfoiré !
  • J’avais pas le choix.
  • T’as encore triché. Je fais comment moi, sans mon Œil ?
  • Je t’en créerai un autre, va. Juste le temps que ça te serve de leçon.
  • À moi ?
  • À toi, oui !
  • Et toi ? Tu ne penses pas que tu devrais te remettre en question ?
  • Pour quoi faire ? J’ai gagné. Et j’ai épargné de nombreuses vies humaines, n’en sacrifiant qu’une
    seule, et ton égo. Je m’en sors bien.
  • T’es Chiant quand tu veux, Dieu !
  • Et toi t’es con quand t’es bourré, Belzébuth, c’est pas la première fois que je te le dis.
    Les deux contradictions trinquèrent comme de vieux amis qu’ils n’admettraient jamais être et se
    mirent à refaire le monde, comme tous les amis qui commencent à ressentir les effets de l’alcool.

J’ai trente ans.
Merde, je ne l’ai pas inventé le coup de l’Œil.
Mais comme je vous l’ai dit, alarmés par le boucan, les voisins ont appelé les flics. Le temps qu’ils
arrivent, mon borgne hurlant avait disparu. Il ne restait plus que moi, ma paire de ciseaux couverte
de sang et de liquide indéfinissable.
J’ai été mise en garde à vue, interrogée. Par les flics, d’abord. Puis par une sorte de médecin. Je leur
ai tout raconté.
De l’instant où j’avais trouvé l’Œil jusqu’à leur arrivée, en passant par la mort de Fred et Walter.
Et vous savez quoi ?
Ils ne m’ont pas crue.
Moi, j’avais toujours pensé qu’à trente ans je serais mariée. Que je passerais mes journées à cuisiner
ou à jardiner pour mes enfants, pour mon mari aimant.
Au lieu de ça, je cuisine et je jardine avec les autres pensionnaires.
Les murs de l’institut psychiatrique sont bien fades comparés aux couleurs de l’iris.
L’imagination, une arme à double tranchant, vous ne trouvez pas

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